L'impression que j'avais eue s'envola aussitôt, tant dans la voix de Quamarie que dans son expression. M'étais-je abusé ? Elle n'était qu'une fillette, une pauvre enfant qui n'avais pas eu de chance dans la vie et il était dès lors tout à fait normal qu'elle ait une attitude un peu incongrue. Être orpheline et devoir survivre seule en milieu hostile à huit ans, elle serait quelqu'un de vaillant, pour sûr.

- Mon âge ? Je levai les yeux en l'air pour réfléchir. Force m'est d'admettre que j'ai arrêter de compter et que je n'ai aucun moyen de m'en souvenir. Toutes les personnes qui pourraient le savoir sont...

Je ne pus me résoudre à prononcer le dernier mot. C'était une forme de déni complètement stupide, je savais pertinemment que personne d'autre que moi n'avait pu quitter Valsoleil, et pourtant... Je ramenai mes yeux sur Quamarie. Elle suscitait en moi une forte sympathie, sans doute parce que c'était une enfant. En tout cas, presque sans seulement me soucier du geste que je faisais et de ses éventuelles conséquence, je portai la main à mon masque et l'ôtai lentement en le faisant glisser vers le bas. Tout ça parce que je souriais encore bêtement, et cette fois je voulais lui partager mon expression.

- N'aie pas peur, Quamarie... mon visage est un peu... surprenant, dirai-je.

Le voile noir était complètement enlevé et malgré la sincérité de ce sourire que je lui dédiai, j'avais le sentiment que cela requerrait un effort considérable pour avoir l'air bienveillant.

S'il existait une unique vérité en ce bas monde, c'est que chacun portait un masque, voire plusieurs. Quamarie n'échappait pas à la règle, elle avait aussi ses secrets et une raison de paraître autre chose que ce qu'elle était réellement. Je regardais le sang bleu dégouliner de sa main, médusé. Elle avait 80 ans ? J'étais bien plus âgé encore, je le savais malgré que j'avais perdu le compte des ans. Elle avait rallié Fûma ? Que m'importait ? En fait, l'évocation du Prince me donna même une idée, un peu saugrenue peut-être mais qui méritait d'être approfondie. La seule chose que importait dans ses paroles, c'était la volonté qu'elle exprimait. Elle voulait se joindre à moi, et j'accueillais avec bienveillance quiconque en exprimait le désir. Elle avait de nouveau cette attitude qui m'avait troublé un peu plus tôt, c'était donc cela... Mon rire retentit dans le silence de la nuit qui déclinait.

- Regarde-nous ! Il semblerait que nous soyons bien cette âme vengeresse et cette petite fille dévoreuse, mais nous ne hanterons plus ces bois. Tu as quatre-vingt ans ? Tu restes une enfant comparé à moi, ça je suis au moins certain d'être de loin plus âgé que toi ! hoquetai-je, hilare. Fûma n'est pas mon ennemi, je n'ai aucune raison de te refouler pour l'avoir servi. Puisque tu en as exprimé le souhait, tu seras la bienvenue à La Larme de Renard, notre foyer. Mais il n'est pas là question d'une armée et ce n'est pas tout à fait un havre non plus, bien qu'il n'y ai personne là-bas qui puisse se plaindre d'avoir froid ou faim. N'est-ce pas l'essentiel ?

Je me tournai vers la forêt dont nous sortions à peine et la considérai un moment avant de soupirer. Ramenant mon regard sur la fillette, après tout elle en avait toujours l'apparence, je lui demandai d'un ton plus grave :

- C'est bien loin de chez toi que se trouve notre foyer, à Hadrion, tout au nord de Nürnen. Bien sûr, rien ne t'oblige à quitter cet endroit pour être des nôtres mais... cela me ferait plaisir de t'avoir auprès de moi. Je t'apprécie, toi et ta franchise.

Peut-être même un peu plus que cela. D'une certaine manière, elle me rappelait beaucoup Tsukiyo. La femme-renarde était une enfant avec un corps d'adulte, Quamarie était une adulte avec un corps d'enfant. Mais pour moi, toutes deux étaient une petite fille qui éveillait en moi deux instincts étroitement liés : l'un de protection, l'autre... paternel.

La différence était flagrante, dans sa façon de parler, sa voix même, ses propos et sa posture. Elle avait bien caché son jeu, je devais l'admettre. Son allure aussi et je pouvais enfin marcher à mon rythme, encore que cette fois je dus plutôt allonger mes pas pour la suivre. Comme elle parlait de la vanité de la guerre entre les deux Princes, je ne pus m'empêcher de lui dire :

- J'ai peut-être une idée pour y mettre un terme, à cette guerre. Je ne sais pas si ce sera pour un mieux, ni même si cela fonctionnera, mais j'envisage d'essayer.

Le déclin de la lune illuminait de ses dernières lueurs le visage de Quamarie qui semblait un peu plus épanouie, où n'était-ce qu'une impression ? La lumière blafarde qui zébrait sa chevelure décroissait peu à peu, emportant avec elle l'image que je garderais de cette rencontre. Bientôt, le soleil prendrait la relève et nous pourrions le voir émerger des flots qui s'étendaient en contrebas de la falaise que nous longions. Je me demandais si Quamarie avait le goût de ce genre de spectacle, ça et plein d'autres choses. Mais les questions qui me taraudaient pouvant s'avérer importunes, je me gardai bien d'en prononcer aucune. Ce qui n'arrangeait pas la curiosité que j'éprouvais et je finis par craquer, faisant quand même en sorte qu'elle ne parle de ce qu'elle voulait bien.

- Je te prie de bien vouloir m'excuser si c'est impromptu mais j'aimerais en savoir plus sur toi. Au sujet de ton choix, même si c'est pour me dire ce que tu n'aimes pas, comme les lits. D'ailleurs, ce serait bien que je sache ce qu'il faudra mettre à ta disposition pour toi dormir.

Je n'étais pas très adroit pour ce genre de conversations, aussi m'estimerais-je déjà heureux si je parvenais à ne pas effaroucher ma compagne de route. Nous étions encore loin des citrons que je lui avais promis pour me faire pardonner une maladresse et il aurait été désastreux d'à nouveau faire couler ses larmes. D'ailleurs, suite à ses aveux, je me demandais aussi si la peine que je lui avais causée en parlant de famille était réelle ou juste une feinte pour m'amadouer. Peu m'importait, mais je m'en voulais d'avoir touché à ce qui pouvait être une corde sensible.