Le désespoir qui s'était emparé de moi avait sans doute altéré mon équilibre mental et j'avais erré sans même me soucier de la direction ni de quoi que ce soit d'autre d'ailleurs. J'avais simplement marché, marché, marché encore, couru parfois, hurlé même quand la solitude était aussi grande dans mes alentours que dans mon âme. J'en voulais mortellement à Õshi bien sûr, mais à Lindoríe aussi et puis surtout à moi. Ce n'est que dans un élan de lucidité encore à moitié influencé par mon délire dépressif que j'avais eu l'idée de revenir au fleuve de lumière.

Le vieillard qui y vivait connaissait les Eikyuu selon toute vraisemblance et malgré le traitement que je lui avais octroyé la dernière fois j'espérais un peu follement que lui pourrait m'aider à la retrouver. De fait, j'avais marché encore derechef vers cet endroit heureusement peu éloigné de Valhak, négligeant de me reposer et de manger. J'avais les traits tirés par la fatigue et la douleur qui vrillait ma poitrine, à l'intérieur. Mes jambes se dérobaient parfois inopinément et mon ventre réclamait de la nourriture presque aussi fort que j'avais réclamé Aéon durant mes crises solitaires.

Cependant, je ne tins compte de rien d'autre que de mon objectif et je remontai plus ou moins vaillamment le fleuve en suivant sa longue course sinueuse, m'embourbant parfois dans la vase ou trébuchant maintes fois sur une saillie rocheuse, manquant une fois de tomber à l'eau. Je m'étais rattrapé à une racine par réflexe, mais en ballotant les pieds dans le vide au dessus du torrent qui se déversait à l'endroit de ma chute, je m'étais surpris à m'imaginer flottant à la surface de l'eau, noyé, en me disant que ce ne serait peut-être pas plus mal. Mais j'avais encore un brin d'énergie et un soupçon d'espoir qui m'avaient fait me hisser en sécurité et j'avais recommencé à crapahuter sans prendre le temps de souffler.

Le fin crachin qui me harcelait depuis quelques heures s'accentua petit à petit et il pleuvait à verse quand j'aperçus derrière le voile de pluie un entrelacs de lierre peu naturel et me dirigeai vers la chose. En me rapprochant, je reconnus l'endroit et compris pourquoi le lierre grimpait apparemment dans le vide : il n'avait fait que pousser sur l'abri en jade que j'avais autrefois érigé pour protéger Aéon et la soigner, là même ou nous avions scellé notre union.

Et je manquai m'étrangler en découvrant ce qu'il recelait maintenant. Une créature décharnée, blessée, presque une dépouille à l'agonie qui était allongée là, avec pour seul signe de vie les sanglots qui la secouaient encore. Je me précipitait en enlevant mon manteau mouillé et puis mon surcot que l'humidité n'avait pas encore gagné pour l'étendre sur elle. Je me hâtai d'allumer un feu et sortit de mon sac une gourde encore pleine d'eau et les rations de voyage que j'avais boudée jusqu'à maintenant avant de poser le tout à sa portée. Enfin, je m'assis derrière son dos et pris sa tête sur mes jambes, la caressant fébrilement et réalisant avec horreur que la chair faisait cruellement défaut entre sa peau et ses os. Paniqué, je fus moi-même pris de sanglots et collai mon visage au sien.

- Aéon... me lamentai-je d'une voix brisée.

Ne l'avais-je donc retrouvée que pour la voir mourir ?

Sa réaction ne me surprit pas vraiment. Mais je m'estimai heureux qu'elle soit trop faible pour me sauter au visage, ce qu'elle n'aurait sans doute pas manqué de faire. Je repliai mes mains sur mes genoux et les crispai sur mes braies, baissant la tête. Si l'accueil qu'elle me réservait venait de malmener mon coeur, j'étais néanmoins heureux qu'elle soit encore en vie, le principal somme toute.

- Danaé va bien, je l'ai vue. Quant à Ciryaheri, elle n'est pas prête de remontrer le bout de sa langue de vipère de sitôt, j'y ai veillé après avoir couler son fichu bateau. Et pour ce qui est de te laisser crever, ça ne m'a pas traversé l'esprit.

Ce disant, j'attrapai ma cuillère de voyage en bois et la remplis généreusement dans la ration de voyage, enfournant la nourriture dans la bouche d'Aéon que je l'avais contrainte à ouvrir. Une gorgée d'eau suivit tandis qu'elle se débattait mollement. Je la forçai ainsi à avaler une quantité de vivres qui me parut raisonnable avant de lui parler de nouveau.

- Écoute, je comprends ta réaction. J'ai été idiot, et je l'ai réalisé trop tard. Je n'aurais jamais dû vous fuir Danaé et toi, j'ai juste... je ne sais pas, je n'étais pas prêt. Je suis inexcusable mais... j'aimerais qu'on discute quand même. Pour le moment, reprends des forces. Je ne te laisserai de toute façon pas. Pas une seconde fois.

J'avançai vers elle ma main, l'offrant délibérément à portée de ses crocs. Qu'elle me morde si cela pouvait la soulager un peu, je n'en avais cure.

Elle m'épargna la morsure physique, mais ne se priva pas pour rendre ses paroles bien assez mordantes. Ses paroles étaient juste et je ne pouvais que mesurer l'ampleur de ma bêtise, mais j'aspirais à me rattraper, du moins si je le pouvais encore, et à ressouder ma famille.

- Je sais... J'ai déjà vu Danaé comme je te l'ai dit, elle n'a pas l'air de se porter trop mal. Ni de m'en vouloir pour mon absence, mais j'ai quand même des excuses à lui formuler et je n'en suis que trop conscient. Mais à toi aussi je dois des excuses et c'est avec toi que je suis en ce moment. Si j'avais pu imaginer une seule seconde tout ce que endurerais, jamais je ne me serais autant éloigné. Je suis profondément désolé de vous avoir laissées seules, crois-moi. Je ne compte pas me justifier, j'ai eu tort de le faire c'est tout. Rien ne t'oblige à me pardonner bien sûr, mais cette fois je suis bel et bien revenu et je ne souhaite rien de plus que de retrouver ma famille, si tu veux encre de moi à tes côtés. Encore que pour l'instant, je suis surtout inquiet de ton état et que cela te chante ou non, je te forcerai à te nourrir et à reprendre des forces, tu es squelettique.

Je pris une profonde inspiration et soutins son regard. Mes pensées vagabondèrent quelque peu et je songeai au présent que je lui avais fabriqué, mais ce n'était pas vraiment le bon moment pour le lui donner. J'étais tellement perdu, je ne savais quel geste esquisser pour calmer Aéon et la rassurer, lui montrer que j'étais de retour définitivement. Mais même si je voulais faire profil bas en étant conscience de mes torts, je ne pouvais pas non plus simplement la laisser fâchée et agonisante. L'idée était peut-être stupide et avait peu de chance de l'amuser dans de telles circonstances, mais je farfouillai rapidement dans mon sac à la recherche de quelque chose que j'avais récolté en arrivant dans les parages. Je mastiquai rapidement la friandise sucrée et me retournai vers Aéon en lui offrant un sourire bleu. J'avais le fol espoir qu'elle y retrouverait peut-être un bon souvenir.

C'est avec peine que je la regardais s'agiter, constatant qu'elle luttait encore contre elle-même.

-Si seulement … Je n’ai pas besoin de toi pour vivre, tu l’as bien vu, je me suis débrouillé finalement seule, Danaé vie, c’est tous ce qui compte pour moi.

- Bien sûr que tu n'as pas besoin de moi. Si j'avais eu quoi que ce soit d'indispensable à tes côtés je ne me serais permis de te laisser seule. Et oui, tu t'en es merveilleusement bien sortie.

-Tu devrais avoir l’habitude maintenant de me voir dans de tel état…je n’ai pas assez de force pour me débattre mais ne crois pas que tu auras toujours le dernier mot avec moi Kael !

- Hé bien je ferai moi-même en sorte que tu puisses à nouveau te débattre. Mais ça ne m'empêchera pas d'avoir le dernier mot, les Nains sont réputés pour leur entêtement après tout.

Elle était toujours visiblement fâchée et mes sarcasmes obtus n'étaient certainement pas du genre à lui plaire, mais elle eut l'air de s'attendrir un peu après que j'ai dévoilé mon sourire ravageur agrémenté de myrtilles.

-Je pensais que tu ne souriais plus jamais…

- J'aurai toujours un sourire pour toi quand tu en auras besoin.

Je profitai d'avoir réussi à l'ébranler tandis qu'elle avait réussi à se relever pour m'approcher encore d'elle à genoux et l'enlacer. Durant cette étreinte, je ne pus réprimer un sanglot mais je m'efforçai de rassembler toute ma fierté pour lui annoncer d'une voix malgré tout tremblante :

- Je suis là, mon amour. Je veux rentrer à la maison, il est plus que temps. Mais c'est toi qui a les clefs.

Sur cette métaphore, ma voix s'éteignit et je la serrai un peu plus fort contre moi. Elle ne pouvait ignorer que je pleurais, mais je ne lui montrerais pas. C'était sans doute des larmes de joies plus qu'autre choses, même si elle recelaient la peine accumulée depuis des mois. Quelle que soit la réponse qu'elle me donnerait, j'avais au moins pu la retrouver et l'aimer, fût-ce la dernière fois. Ce n'était pas à moi de décider si je devais vivre avec ma famille ou me damner dans ma folle idée de détruire Sombre-Cristal. C'était à elle seule de décider depuis le début.

Ces paroles m'envahirent tout entier, gagnèrent mon coeur en résonnant dans mon esprit tandis qu'elles réchauffaient mon corps. Je me crispai sur elle dans un dernier sanglot et ravalai mes larmes, profitant quelques secondes de plus de la sentir là tout contre moi. Je ne me détachai d'elle qu'à grand peine et appliquai mon front sur son museau avant d'éloigner mon visage que je regrettais de lui dévoiler rougis par mes pleurs bien qu'il fût souriant.

Cette fois je me dis que le moment était venu de lui faire le présent que j'avais tant tardé à lui remettre. Dès avant la naissance de Danaé j'avais songé à lui offrir un objet fabuleusement ouvragé qui ravirait ses yeux et raviverait son coeur à chaque fois qu'elle le regarderait mais sans parvenir à trouver des matériaux à la hauteur de l'ambition ni la symbolique à inculquer à ce cadeau. Il avait fallut, ironie du sort la moins drôle qui soit, que j'abandonne Aéon et Danaé pour trouver l'idée que j'attendais et les moyens de la réaliser. Plongeant la mains dans mon sac, j'en ressortis deux petites pierres élégamment travaillées. La première était une variété de grenat rarissime qui irisait de feu, incrustée d'une émeraude chatoyante et presque translucide. La partie supérieure comprenait un mécanisme avec charnière qui permettait de l'ouvrir en activant un engrenage de silex qui, en étincelant, provoquait l'embrasement de l'huile contenue au creux du grenat, ce qui donnait une belle flamme rougeoyante dont la base était inhabituellement verte. Le deuxième briquet avait exactement la même configuration, à ceci près qu'il était taillé dans une pierre orangée incrustée d'un saphir d'une pureté exceptionnelle. Sa flamme avait une base d'un bleu ensorcelant contrairement à celle du briquet jumeau. J'avais bien sûr gravé ma signature à la base de chaque instrument en calligraphie naine comme à mon habitude. Je tendis mes chefs-d'oeuvre à Aéon pour la laisser les mirer, l'un devant lui revenir tandis que je garderait l'autre.

- Je t'avais promis un briquet la première fois qu'on s'est rencontré, en voici un digne de la merveilleuse personne que tu es. Il s'allume automatiquement et est donc très facile d'utilisation en toute circonstance et l'huile qu'il renferme s'enflamme sans brûler, il ne s'éteindra donc jamais. Il représente la flamme qui brûlera éternellement en nous. J'ai longtemps cherché le présent qui te montrerait l'importance que tu as pour moi.