Jamais il ne m'aurait été possible de ne pas sautiller d'allégresse en approchant des portes de la ville. En revanche, il me fallait presque tirer Kael derrière moi car il ne partageait de toute évidence aucunement mon enthousiasme mais qu'à cela ne tienne, il m'avait promis de m'aider à retrouver la Clef de Fa et il tiendrait parole à n'en point douter alors qu'importe s'il traînait la patte.

D'assez loin je m'étais déjà enivrée des relents chauds et salés d'un suroît qui ramenait de la mer un air qui me convenait mieux que les vents secs et mordants du continent. Une fois plus près, des arômes plus marins se firent sentir : poisson et fruits de mers, l'odeur bien iodée qui vous chatouillait les narines, le bois humide et même les effluves alcoolisés des débits qui fleurissaient le long des ports comme du lierre en forêt. Mais je fus bien forcée de m'arrêter dès que je vis au pied des portes les quatre gardes en faction qui surveillaient avec zèle les allées et venues dans l'enceinte de la ville. Pour avoir été contrainte de commettre un certains nombre de forfaits pas toujours discrets lors de mon arrivée dans cette ville, j'étais connue et recherchée activement par tous les hommes d'arme et chasseurs de primes du coin. A tous les coups, l'immonde illustration qui prétendait reproduire mon visage était encore placardée dans chaque rue de Calembel et je ne pourrais y faire deux pas sans attirer la moitié de la ville à mes trousses.

En tout cas, si j'avais pu voir les gardes, je devais également être visible pour eux et ils me sauteraient dessus immédiatement pour peu que l'un d'eux tourne son regard dans ma direction. D'un mouvement brusque qui n'altéra cependant pas la grâce avec laquelle je bougeais en toute circonstance, je me retournai sur Kael et l'entraînai dans une chute sur le bas-côté de la route, roulant avec lui dans un massif de fleurs qui devait suffire à nous mettre hors de vue. Je me retrouvai allongée sur lui, la tête rentrée dans sa nuque et mes bras enroulés sous lui. Je ressentis comme un léger malaise dans cette position et quelques secondes passèrent sans que je réagisse. "Chut ! Je suis recherchée ici, et les gardes sont déjà nombreux aux portes. On doit trouver un autre moyen d'entrer." lui chuchotai-je enfin. Je relevai la tête, très légèrement de peur d'être aperçue, et l'interrogeai du regard, mon visage à quelques centimètres à peine du sien. J'avais ma propre idée pour passer, mais je souhaitais avoir son avis sur la façon de s'introduire puisque je l'avais débauché en lui assurant que je prêterais une oreille à ce qu'il pourrait avoir à dire.

Non mais quel gros balourd discourtois celui-ci vraiment ! Tout en le fusillant du regard, je me relevai avec autant de dignité que possible et m'époussetai de même qu'il l'avait fait. Comme je pouvais m'y attendre, aucune finesse dans ses projets, rentrer dans le tas comme une brute sonnait pour lui comme une bonne idée alors qu'il existait bien des manières de s'introduire incognito dans une ville. "Le terreau à la bienséance de ne pas me rejeter comme une malpropre, au moins. J'aurais cent fois préféré rouler dans un lit d'orties que collée contre toi et ton odeur nauséabonde, farfadet." répliquai-je farouchement, trop étourdie par la dégringolade pour trouver meilleure répartie et lui clouer le bec une bonne fois. Nous passâmes quelques minutes à échanger des mots tendres avant d'en avoir assez et, bien qu'il avait trouvé le moyen de blesser mon orgueil, je trouvai après coup cette dispute fort divertissante. Elle avait même le goût d'une nostalgie certaine quand je repensai à nos prises de bec sur le pont de la Clef de Fa, tenant parfois chacun la barre pour choisir la direction dans laquelle aller. Déconcentrée par cette réminiscence, je ne trouvai plus quoi répondre à sa dernière pique et m'empourprai en affectant une mine boudeuse.

"Ça va, j'en ai assez ! De toute façon ton plan comporte trop de risques pour le réaliser, et on aurait toute la garde sur le dos d'entrée de jeu. On va attendre la nuit et escalader les remparts là où la surveillance laisse à désirer. Je peux compter sur toi pour nous permettre de monter ?" Je ne soulignai son utilité que pour lui donner une importance dont il pourrait se targuer et éviter ainsi de le voir s'obstiner à vouloir passer en force à travers les portes. Mais il avait beau avoir acquiescé, le restant de la journée fut pénible tant il me fit sentir son mécontentement et me lança d'intempestifs regards pleins de reproches. Cela n'avait plus rien à voir avec nos chamailleries de jadis, il était si sincèrement fâché que je ne bronchai pas le moins du monde. Après tout, j'avais bien compris que son couple était dans une période difficile et que malgré son caractère cela devait le bouleverser et nuire à son moral. Mais qu'y pouvais-je ?

Le crépuscule commençait seulement à tomber et le silence pesant qui s'était installé entre nous me démangeait trop pour que je puisse continuer à me réfugier dans le mutisme. "Dis, Kael... tu ne devrais pas traîner à rejoindre ta famille. Ton objectif, la montagne... à quoi bon t'obstiner ? Te venger ne t'apporteras rien et tu risques plutôt de n'en pas revenir pour voir ta fille grandir. En plus je ne peux t'aider comme je te l'ai fait croire, on n'a aucune chance de gagner une guerre à nous deux." Je m'arrêtai là, craignant de sonner faux. Ce n'était pas mon genre de lui faire ce genre d'encouragements et j'avais pour je ne sais quelle raison l'impression de ne pas être sincère en lui disant qu'il ferait mieux de retrouver sa famille. Peut-être étais-je jalouse, moi qui avais tout perdu en une nuit, de voir que lui avait refait sa vie paisiblement et que même s'il avait accepté de m'aider, il semblait regretter de ne pas être auprès de sa compagne.

Après avoir bredouillé un mélange de ce qui devait être autant de remerciements que d'excuses, Kael retrouva progressivement une meilleure humeur tandis que la sphère pâle parcourait paresseusement le ciel en nous éclairant de sa lumière blanche et diffuse. Au moment où je lui donnai le signal, il créa pour nous des échelons sur toute la hauteur du rempart et j'y grimpai derechef en m'arrêtant sitôt parvenue en haut. Pour ce qui était de la discrétion, mieux valait que je sois l'éclaireur car la furtivité de Kael laissait à désirer alors que je pouvais me faufiler avec une adresse féline. Une fois certaine que la voie était libre, je me penchai vers le Nain pour l'aider à escalader le parapet du chemin de ronde et malgré une petite réticence il prit ma main en affichant un sourire.

Il nous fallut descendre par un des accès de la garde au chemin de ronde car Kael ne pouvait plus se permettre d'user de sa magie sans se fatiguer, et bien entendu nous tombâmes sur deux sentinelles en bas de la tour de guet que nous avions descendue. L'un avait piqué su nez, affalé sur la table encore encombrée des restes de leur repas. L'autre se tenait plus ou moins debout devant l'entrée, mais il était adossé contre le mur et luttait visiblement pour ne pas imiter son collègue. Je fis signe à Kael de m'attendre et me glissai avec mille précautions en longeant les murs qui offraient de la pénombre jusqu'au garde à moitié assoupi pour lui planter ma dague dans la gorge tout en le retenant pour ne pas qu'il tombe avec fracas. Ceci fait, le second subit le même sort et j'appelai Kael en commençant à défaire l'armure d'un des cadavres dont la taille ne différait pas trop de la mienne. "File-moi un coup de main, je vais me faire passer pour l'un d'eux au cas où. Si jamais, on dira que j'ai mis la main sur toi alors que tu furetais dans la nuit pour chaparder. Idéalement, il faudrait couvrir ton visage pour être sûr qu'on ne te reconnaisse pas."

En farfouillant un peu dans les alentours, nous finîmes par dégoter un sac de pommes de terres qui traînait dehors et je le vidai négligemment pour l'enfoncer sur la tête du Nain que je guidai devant moi en appuyant légèrement dans son dos du bout de la hallebarde empruntée aux gardes morts. "Avise-toi seulement de te plaindre que cela pique et je t'en enfonce un bon pouce entre les omoplates, vu ?" lui chuchotai-je en l'entendant grommeler ponctuellement. La trotte jus'au port dû lui sembler plus longue qu'à moi, mais nous y arrivâmes sans encombres et je repérai un navire sans surveillance au bout d'une jetée. Naviguer à deux sur un tel bâtiment était inenvisageable, mais dérober sa chaloupe ne posait aucun problème. J'enlevai le sac de la tête de mon partenaire et lui expliquai que nous pourrions nous cacher le long d'une falaise pour passer le restant de la nuit et repartir au matin en s'aventurant plus loin dans l'océan pour prendre d'assaut un bateau de pêche ou de commerce. En pleine mer, nous risquions bien moins de s'attirer des ennuis et convaincre quelques malheureux marins sans armes d'obéir à deux brigands menaçants serait aisé. Nous n'aurions plus alors qu'à les promener sur les flots jusqu'à croiser le chemin de la Clef de Fa, dont j'avais une idée des parages où elle pouvait bien mouiller, en espérant tout de même ardemment que ce serait le cas.

Une fois bien installés dans notre embarcation et à l'abri des regards, je pris mes aises pour profiter du tangage paisible de notre rafiot et intimai à Kael de détourner le regard pendant que je farfouillais dans mon sac pour en sortir la tenue que je portais lorsque mon équipage m'avait trahi et jeté à l'eau. Je me changeai pour enfiler mon pantalon en cuir velours brun et mon chemisier à longues manches que je nouai au niveau du sternum. Je voulais que les traîtres voient resurgir un fantôme revenu les hanter et qu'ils mouillent leurs braies avant de trépasser. Une fois rhabillée, j'enfilai les boucles d'oreilles dont je ne m'étais pas encombrées jusqu'ici et me ceignis de la ceinture à laquelle j'accrochai le fourreau de ma dague. En temps normal je maniais une rapière, mais elle m'avait été prise durant la mutinerie. Avant de sombrer dans le sommeil, je discutai un peu avec Kael et la conversation m'amena à lui poser la question qui me taraudait depuis la plage. "Et à propos d'Aéon ? Comment vous êtes-vous amourachez l'un de l'autre au point d'en faire un môme ? Je veux dire, je ne te voyais vraiment pas dans ce rôle là et j'ai été drôlement surprise de l'apprendre."

L'ayant écouté en silence tout du long, je m'apprêtais à répondre une fois qu'il eut fini son explication mais je me rendis compte qu'aucun mot ne convenait pour réagir à cette confidence. Je laissai passer trop de temps sans réagir et il me signifia qu'il comptait dormir, aussi m'étendis-je dans la chaloupe pour en faire de même. "A moi aussi, tu m'as déjà sauvé la vie, et on n'a pas décidé de fêter cela en faisant un marmot," laissai-je échapper à retardement dans le silence de la nuit. Je n'obtins aucune réponse et je restai à me demander s'il m'avait entendue jusqu'à ce que le sommeil m'emporte.

C'est aux premières lueurs de l'aube que je m'éveillai et levai sans ménagement Kael en le secouant avec mon pied. Nous prîmes la mer presque aussitôt, et vu l'humeur taciturne du Nain je tuai le temps en chantonnant dès que l'ennui me prenait. Malheureusement, nous ne croisâmes aucun bateau et dûmes nous résigner, épuisés, à laisser le courant marin nous emporter où bon lui semblait, ce qui nous mena sur un îlot perdu et inhospitalier. Dans notre malchance, nous eûmes quand même de quoi se sustenter sommairement à portée de main, ce qui nous épargna le dilemme d'entamer nos provisions. Devant le mutisme obstiné de Kael, je dus me résoudre à passer une longue soirée que je n'osai même pas troubler d'une seule note. Lui s'endormit à une vitesse fulgurante, me laissant seule avec mes espoirs et mes angoisses. J'étais aussi exténuée par la journée passée à ramer, mais l'afflux de pensées et d'émotions me maintint éveillée et je me roulai en boule au fond de la chaloupe en sanglotant doucement.

Une fois de plus, je dus lever mon second le lendemain matin et nous exploitâmes encore un peu les succinctes ressources de l'îlot avant de retourner à la dérive. Cette fois, je forçai la conversation, ne fut-ce que pour échanger des banalités et des anecdotes sans intérêt avec Kael et moins voir passer le temps. La chance ne nous sourit toujours pas et nous dûmes cette fois passer la nuit au milieu de l'océan sur la chaloupe que les vagues faisaient parfois tanguer dangereusement. Nus organisâmes donc des tours de garde pour éviter de se faire surprendre par une vague un peu plus violente qui aurait pu nous retourner. Notre désastreuse condition s'étira pendant une bonne semaine durant laquelle nous ne pûmes que trop peu souvent s'arrêter sur un semblant d'île et y trouver un peu de nourriture. Nos vivres étaient épuisés, et nous de même, et la soif avait rendu nos gorges si sèches et si irritées qu'il n'était plus question d'échanger le moindre mot. A voir la tête de déterré de Kael, ses traits tirés et ses cernes, je m'estimai heureuse de ne pas pouvoir découvrir mon propre reflet.

Puis nous croisâmes enfin la route d'un bateau de pêche et agiter la main pour leur signaler notre présence fut un supplice. Mais les marins nous virent et n'hésitèrent pas à nous secourir, pour notre plus grand soulagement. Il n'était évidemment pas question de prendre le contrôle du navire tout de suite, mais ce n'était que le temps de nous reposer et de de manger suffisamment pour recouvrer nos forces. Je n'eus aucun mal à embobiner l'équipage avec une histoire mirobolante que tous crurent sans émettre le moindre doute, et ils nous offrirent le meilleur traitement possible deux semaines durant. Ne pouvant plus réprimer mon impatience et étant de nouveau en pleine forme, j'attirai Kael à l'écart pour lui parler sans que l'on nous entende. "Je pense qu'il est temps de passer à l'action. Es-tu prêt à reprendre tes anciennes habitudes ? J'en frétille d'impatience !" lui dis-je d'un ton enjoué. Il me tardait de redevenir le capitaine Ciryaheri qui refaisait vraiment surface pour la première fois depuis ma destitution forcée.

Le plan de Kael me laissa pantoise. C'était fichtrement plus malin que ce que j'avais prévu et l'idée ne m'avait même pas effleuré l'esprit. Peut-être étais-je un peu trop pressée de reprendre mes activités de pirate, au point que j'en étais venue à manquer de discernement. J'étais à la fois vexée qu'il doive me soumettre un plan qui aurait dû être issu de moi et fière qu'il y ait songé. La surprise passée, je lui signifiai mon approbation d'un signe de tête. "Dire que c'est toi qui en viens à me recommander d'agir de la sorte, où avais-je la tête ? J'aurai tout le temps de dévoiler mon vrai visage  quand on aura remit le grappin sur la Clef de Fa." Je réfléchis un instant, l'index sur les lèvres et regardant le plafond de la cale où j'avais décidé d'avoir cette discussion. Trouver un prétexte pour aller là où je le voulais ne fut pas difficile, ce qui serait plus compliqué était d'être convaincante. Mon piège élaboré et la scène répétée mentalement, je plantai là le Nain et me ruai sur le pont pour trouver le capitaine du navire.

Je n'avais pas remarqué le tangage soutenu auquel nous étions soumis tant j'étais absorbée par mes réflexions et les paroles de Kael jusqu'ici, mais nous traversions en fait une tempête qui nous lacérait le visage avec de grosses gouttes froides qui faisaient réellement mal en s'écrasant sur la peau et un vent formidable perçait à travers toutes les épaisseurs de tissus et de la chair pour vos geler les entrailles. La grand voile menaçait de céder à tout moment tant elle était malmenée et le navigateur peinait à maintenir sa barre dans la direction voulue. Je m'approchai de ce dernier, en trébuchant plusieurs à cause du plancher humide et de la force impressionnante du vent, et hurlai à pleins poumons pour qu'il m'entende lui réclamer de tenir moi-même la barre. il rechigna mais finit par consentir suite à mon insistance. A travers l'épais rideau que formait l'averse, je distinguai Kael sortant de la cale et lui signifiai par des gestes de faire baisser la voile. Il comprit aussitôt, habitué à traverser ce genre de météo avec moi du temps où nous étions associés, et fit le nécessaire avec l'aide des pêcheurs. Je dirigeai péniblement le bateau de sorte à atténuer l'impact des vagues sur sa coque qui se soldait souvent par une gerbe d'eau salée s'écrasant sur le pont et l'équipage, dont quelques uns avaient déjà été emportés de cette manière. Il me sembla que des heures s'étaient écoulées quand j'estimai enfin pouvoir donner le signal de hisser à nouveau la grand voile à Kael qui fit exécuter mon ordre. La toile se tendit brutalement et les cordes claquèrent dans le vide en s'écartelant avec violence. Gonflée à l'extrême par une rafale rageuse, la voile se bomba presque dangereusement en nous entraînant dans un prodigieux bond en avant qui marquait le premier des pas qui nous éloigneraient du cyclone. Je gardai le contrôle du gouvernail jusqu'à être parfaitement à l'abri, bien que la pluie fut toujours de la partie, et ne la cédai que pour aller trouver le capitaine qui justement semblait m'attendre au pied du mât, les bras croisés sur son torse détrempé avec la tête grelottante de Kael à côté qui atteignait à peine ses coudes.

Il me gronda pour m'être accaparé la barre et le commandement du vaisseau, mais je compris à son ton que ce n'était là que formalité. Et tout de suite après il félicita mon adresse et le sang-froid dont j'avais fait preuve pour nous sortir de là. Il nous invita le Nain et moi à le rejoindre dans sa cabine pour y déguster un excellent rhum tout en s'égayant de nous parler et de satisfaire sa curiosité à propos de k'origine de mes talents de navigatrice. Je dus bien sûr lui mentir, et il s'était si rapidement enivré d'alcool que c'en fut presque trop facile. C'était l'occasion rêvée de lui proposer d'aller mouiller dans les parages qui m'intéressaient en lui faisant miroiter des poissons exotiques à la chair si exquise qu'un seul d'entre eux lui apporterait fortune. Il goba mes propos comme il gobait ses verres et dès le lendemain, nous mettions le cap vers les mers de Marétoiles, là où j'avais l'habitude de voguer entre deux pillages du temps où j'étais le capitaine Ciryaheri. J'espérais seulement que mon équipage mutin ait conservé cette lubie.

Le soucis étant l'étendue inconcevable de l'océan, il fallut deux bons mois pour atteindre la Marétoiles, même en limitant nos escales au minimum et en pressant le capitaine de ne pas s'attarder dans les tavernes des ports visités. La chance voulu que nous pêchâmes du bon poisson, et des espèces inédites pour notre capitaine entourloupé qui ne cessa de conférer chaque jour davantage de foi en mes paroles. En tout cas nous y parvînmes, sur cette mer qui reflétait même le jour l'iridescence des astres. Mais de là à rencontrer mes anciens navires...

Plusieurs semaines s'écoulèrent encore tandis que notre bon capitaine crédule pêchait tout son saoul de poissons dont il ignorait jusqu'au nom sans pourtant s'en lasser. Je commençais à désespérer de jamais revoir mes bâtiments quand un jour Kael vint me réveiller peu avant l'aube. Il me sourit sans prononcer un seul mot et me tira, toute ensommeillée et en linge de chambre, sur le pont où se pressait notre équipage de pêcheurs. Ils admiraient tous avec curiosité une voile au loin en tentant de deviner ce que représentait le symbole peint en grand dessus. Une élégante courbe que jouxtaient deux points à sa droite, le tout barré régulièrement de lignes horizontales. La représentation d'une clef de fa. J'étouffai un cri mêlant surprise et joie et étreignit Kael si fort que des crampes me parcoururent les bras. "La Clef de Fa !" m'esbaudis-je avec véhémence avant de courir à ma couchette enfiler ma tenue de capitaine. De retour sur le pont, j'informai celui de ce navire que la voile était celle d'un vaisseau pirate qui avait déjà pillé le bateau que je m'étais inventée pour lui justifier mon habilité en tant que navigatrice. Il afficha d'abord un air de panique mais m'accordait une confiance si aveugle qu'il ne me fallut que quelques mots pour le rassurer. Il accepta d'aller sus aux brigands avec la garantie que Kael allait les défaire à lui seul. Ce qui, pour une fois, était à peu près vrai.

Mais dès que nos bâtiments furent suffisamment proches pour distinguer des visages, mon estomac se noua et ma gorge semblait vouloir s'étrangler elle-même. Une douleur lancinante me vrilla le bas-ventre et me plia en deux en m'arrachant un vomissement qui se répandit sur le pont dans un immonde bruit visqueux. J'avais aussi l'impression troublante de réalisme de sentir à nouveau leurs mains s'agripper à ma peau comme quand ils m'éjectèrent de mon lit la nuit de la mutinerie. Et comme quand ils me déshonorèrent ensuite, tous, sans exception, avant de me jeter à l'eau avec la certitude que je n'en émergerais jamais. J'étais de nouveau brisée en cet instant. Brisée et brûlante de rancune. "Kael..." dis-je en lui attrapant la manche avec poigne. "Ces monstres m'ont fait du mal, tous... qu'ils brûlent !" J'avais proféré les derniers mots dans ma langue natale. C'était un ordre secret bien connu du Nain, de lui seul d'ailleurs. C'était la sentence ultime pour nous, la destruction totale. De mon propre navire, je ne voulais plus en voir ne fut-ce que des cendres. Kael le savait, il ne pouvait que comprendre. Et il accomplirait son devoir sans faillir.

D'abord abasourdie par mes propos, elle ne tarda guère à acquiescer avant de prendre un air songeur. Dans la pénombre de la cale à peine éclairée, ses yeux brillaient de mille éclats et sa chevelure illuminait son visage que l'expression qu'elle arborait rendait étrangement mignon. Ciryaheri était incontestablement une très belle femme et même en cela elle arrivait parfois à se surpasser, j'avais beau avoir eu maintes occasions de le remarquer pourtant je m'en étonnais encore. Air farouche ou mine innocente, chacun de ses masques épousait les traits de son visage pour le divulguer sous son meilleur aspect, toujours.

Puis, sans prévenir, elle se rua au dehors et un filet d'eau se faufila aussitôt par la trappe lorsqu'elle l'ouvrit, me permettant l'espace d'un instant d'entendre le tapage assourdissant de la pluie qui battait le pont. Je restai planté là quelques secondes, assez surpris tout de même qu'elle ait rangé son orgueil pour accepter mon plan. Quand je sortis à mon tour, je découvris l'ampleur de la tempête dans laquelle nous étions fourrés et celle-ci me ravagea violemment le visage de gouttes qu'on aurait dit acérées et mues au gré du vent qui semblait les manier comme autant de poignards virevoltants. Je repérai l'Elfe à la barre qui me fit signe de faire abaisser la grand voile et m'exécutai au plus vite, aidé par notre équipage de fortune. Manipuler l'épais cordage détrempé s'avéra fastidieux et même douloureux tant les entrelacs de chanvre nous glissait des mains en provoquant des frictions brûlantes mais la voile finit par se laisser aller mollement en se détendant et nous pûmes l'attacher pour se soustraire à l'influence du vent. De son côté, le commandant improvisé des opérations maniait habilement la barre pour nous épargner le plus gros du fracas des vagues monstrueuses sur la coque et il ne faisait aucun doute qu'elle sauva quelques vies de la sorte, bien que certains de nos compagnons aient déjà été fauchés par les flots. Elle nous éloigna finalement de l'oeil du cyclone et nous relâchâmes la grand voile sur son ordre, ce qui nous propulsa brusquement à une vitesse insoupçonnable pour un tel navire. Il ne fallut plus beaucoup de temps pour que la tempête soit derrière nous, pour le plus grand soulagement général. Une main pesante me saisit l'épaule et je me retournai pour faire face au capitaine qui me gratifia d'un regard sévère.

- J'ai à parler avec ton amie, déclara-t-il avec une froide autorité.

- Elle n'est pas mon amie, nous avons fait naufrage ensemble par hasard, rétorquai-je du tac au tac.

- Vous êtes souvent fourrés ensemble pour des compagnons de naufrage.

- Survivre à deux en pleine mer, ça crée des liens faut-il croire. Et puis, qui ne voudrait pas passer du temps en si charmante compagnie ? assénai-je en espérant que cela le convainque.

Il grommela en croisant les bras tandis que Ciryaheri s'approchait de nous en toute insouciance. Il la réprimanda pour l'avoir supplanté mais s'extasia ensuite concernant la maîtrise qu'elle avait révélée, ce qui contrastait complètement avec l'attitude qu'il s'était donnée à mon égard. Nous fûmes ensuite conviés dans ses appartements pour y partager un bon rhum que lui-même consomma déraisonnablement pour le plus grand bonheur de l'Elfe qui ne s'en trouva que plus fort aise pour l'embobiner à force de mensonges ahurissants.  Si bien qu'à l'aube suivante nous nous dirigeâmes docilement là où le souhaitait le nouveau capitaine officieux du bateau dont nous avions finalement prit le contrôle en toute finesse. Et que le capitaine officiel ait dégrisé ne changea en rien la confiance qu'il accordait maintenant à Ciryaheri, ce qui était tant mieux.

Nous mîmes deux mois à atteindre les parages visés, durant lesquels je me languissais chaque jour davantage de revoir Aéon. En songeant à la vitesse à laquelle Danaé grandissait, je commençai même à craindre qu'elle ne soit plus grande que moi à mon retour. Et je songeai d'autant plus à elles que l'équipage remonta de la mer un curieux spécimen auquel je m'étais déjà intéressé durant mes recherches mais que je n'avais jamais eu l'occasion de dégoter. Il s'agissait d'une sorte d'anguille d'un diamètre effrayant et grasse comme une motte de beurre. Ce qui m'intriguait chez cette bestiole était son huile, réputée pour brûler sans se consumer. L'ingrédient rêvé pour allumer un feu éternel. Je m’accaparai l'anguille pour en extraire une bonne dose d'huile que je stockai dans un des tubes étanches qui me servait à protéger mes explosifs de l'humidité. J'avais l'intention de m'en servir pour faire à ma compagne un cadeau merveilleux et symbolique, autrement plus original qu'un collier de coquillages. Mais il me faudrait pour ça récolter d'autres ressources essentielles qui, par bonheur, pouvaient se trouver sur un archipel reposant sur la Marétoiles. Il me suffirait de persuader Ciryaheri qu'elle me devrait bien une escale après que je lui aie rendu sa Clef de Fa.

Les jours continuèrent de défiler pendant que nous nous traînions paresseusement sur les eaux scintillantes de la Marétoiles sans qu'on n'aperçoive la moindre voile à l'horizon. Puis une nuit, alors que l'aube s'apprêtait à poindre et que je jouais aux cartes sur le pont avec quelques pêcheurs, l'un d'eux pointa une silhouette de navire à peine observable tout au loin. Je demandai au capitaine de s'en approcher en prétextant que nous pourrions échanger du poisson frais contre une ou deux barriques d'alcool, ce qui commençait à manquer à bord et ne manquait en revanche pas de fâcher les marins les plus soiffards. Cela lui parut une bonne idée et il dirigea notre bateau vers l'autre. J'observai avec une attention fébrile pendant que nous approchions, et mon coeur fit un bond, de joie ou d'angoisse, je n'eus su le dire, lorsqu'enfin je distinguai le motif peint sur la grand voile. J'accourus auprès de Ciryaheri qui roupillait encore et l'attirai, somnolente, constater par elle-même que nous touchions au but de notre voyage. Elle écarquilla ses yeux rougis par le sommeil et m'étreignit tant que je crus y laisser une côte.

- La Clef de Fa ! s'écria-t-elle tout en allant dévaler les marches qui menaient aux couchettes.

Elle en revint en un éclair, vêtue de sa chemise blanche et de son pantalon brun ceint du fourreau auquel manquait sa rapière. Elle convainquit encore sans mal le capitaine de foncer droit sur le bateau pirate et le bougre eut encore l'obligeance de nous remercier de défendre son navire alors que nous l'avions poussé à l'attaque. Je frissonnai en constatant une fois de plus l'effroyable capacité de manipulation dont l'Elfe était capable. Elle avait semblé tout en joie à la vision de son ancien vaisseau, mais son attitude changea du tout au tout quand nous fûmes plus proches de celui-ci. Elle m'empoigna soudain et, un bras replié sur son torse dans une expression de douleur chagrine, me déclara :

- Kael... ces monstres m'ont fait du mal, tous... qu'ils brûlent !

Je la dévisageai gravement. Cette expression... j'avais déjà vu Ciryaheri malheureuse, triste, blessée, en larme et inconsolable. Mais cette fois, c'était différent. Elle avait l'air brisée. Et je compris avec horreur ce qu'il s'était passé avant qu'elle ne soit jetée à l'eau. Je sus avec certitude ce que j'avais déjà craint sans oser le croire. Et elle m'avait donné l'ordre d'effacer par le feu toute trace tangible de ce souvenir insupportable.

Et elle surgit. La fureur. Démentielle et incontrôlable, il ne se serait rien trouvé en cet instant qui puisse l'atténuer. Mais elle prenait enfin un sens. Toute la rancune et la colère que j'avais si longtemps gardée en moi s'échappait désormais par tous les pores de ma peau qui me paraissait brûlante. Mes entrailles même semblaient être en feu. C'était là que je me déverserais enfin de toute cette haine qui m'avait rongé et éloigné de ma famille. Sombre-Cristal ne m'était plus rien, toute mon envie de destruction était braquée sur ce navire en approche et ces visages qui se dessinaient au fur et à mesure. Et je les reconnus, mes anciens camarades. Sobre Pinte, qui fabriquait notre propre rhum, Silk Finger le chapardeur, Tohmy Neuf-Cordes, magicien des noeuds, Longvue le Borgne et tous les autres... et Graldin Brassenclume. Un Nain, que j'avais toujours exécré en tant que tel mais plus encore au vu de l'égard qu'il avait manifesté pour moi en apprenant que j'étais moi-même un Nain. Il s'était moqué et il lui en avait cuit, ce qui fut le début d'incessantes bagarres qui forcèrent Ciryaheri à le nommer capitaine du Menuet pour nos séparer. De tous, il était celui que j'aurais le plus volontiers étripé à mains nues et un sourire sadique me défigura à l'idée que j'allais pouvoir lui faire la peau. Non sans l'avoir passablement torturé auparavant, surtout en sachant qu'il était l'instigateur de la mutinerie qui avait brisé Ciryaheri.

Ceux d'en face reconnurent également bientôt nos visages et arborèrent pour la plupart des expressions stupides, bouches bées de revoir un fantôme épaulé du plus dangereux fléau qui avait jadis vogué à leurs côtés. Car j'étais bel et bien le plus dangereux pirate qu'ait compté la flotte et chacun en était conscient. Il faut dire qu'un bateau dont la coque a été percée par une explosion ne tarde jamais à sombrer et que s'il fallait en venir aux mains je tirais admirablement mon épingle du jeu. Graldin avait gardé un semblant de sang-froid et je l'entendis hurler d'armer les canons. J'en ris exagérément pour lui faire entendre que je trouvais dérisoire sa force de frappe que j'avais laissée passablement réduite en cessant de fabriquer moi-même la poudre employée pour projeter les boulets. Je le vis avec satisfaction s'empourprer de rage et adressai un regard à Ciryaheri.

- Capitaine ? m'enquis-je comme au bon vieux temps.

Elle me rendit mon regard et s'efforça de sourire malgré l'état de choc dans lequel elle se trouvait.

- A l'accordage... marmonna-t-elle.

- A l'abordage ! hurlai-je, la corrigeant avec un sourire complice comme à chaque fois que nous attaquions un navire et qu'elle employait cette expression déformée.

Un premier boulet fusa et passa par-dessus notre pont sans dégât tandis que je prenais mon temps en allumant une bâton explosif que je positionnai tranquillement sur le rebord surélevé de la coque avant de matérialiser mon habituel marteau de jade. D'autres boulets fusèrent, dont un emporta un bout de mât secondaire, avant que je décrive un puissant arc de cercle avec mon arme qui percuta la bâtonnet, l'expédiant dans le mille : il s'écrasa mollement sur la voile ennemie et retomba sur le pont, libérant sa déflagration avant que quelqu'un puisse l'évacuer. C'était un explosif incendiaire qui allait répandre des flammes sur une vaste étendue, scellant irrémédiablement le sort de la Clef de Fa. Déjà certains des pirates que j'avais fréquentés se jetaient à l'eau, en proie aux flammes. Je les bombardai gentiment de deux nouveaux explosifs, qui avaient cette fois pour but de faire voler en éclat les planches qui composaient le vaisseau. Par pure chance, l'un deux explosa près d'un stock de poudre qui étendit les dégâts causés. C'était la débandade sur le pont ennemi et je ne discernai plus grand chose parmi les flammes et la fumée opaque qui s'élevait déjà à des lieues dans les nues. J'éprouvai un plaisir insoupçonné à voir brûler mon ancienne bande et ma fureur elle-même semblait animée de vie et bouillonnante de satisfaction.

Soudain, un grappin s'enroula autour du mât principal, suivit d'un second qui émergeaient du haut du mât de la Clef de Fa, dissimulé par les volutes noires qui brouillaient la vue. Du premier s'élança Graldin qui se balança avec un élan fulgurant en frôlant notre pont, dédiant au passage un violent coup de pied dans la tête d'un pêcheur qui fut projeté à la mer, probablement déjà mort sur le coup de toute façon. Il oscilla encore quelques fois en ruant à l'approche de quiconque avant de se laisser choir sur le pont et de dégainer prestement. La rapière de Ciryaheri, notai-je. Et lui de se jeter sur elle, écumant de rage. J'allais m'interposer quand la main de mon capitaine me retint et je l'interrogeai d'un regard pour me rendre compte qu'elle avait retrouvé ses esprits. Ses esprits et son expression altière et implacable de capitaine allant au combat, armée d'une simple dague. Je n'eus pas le loisir de protester que le second grappin auquel je ne prêtais plus d'attention largua sur le pont Silk Finger, ganté de plaques qui se prolongeaient en doigts aiguisés. Excellent voleur, et pas moins doué en duel, il serait un adversaire de taille que je me devais d'éloigner de Ciryaheri.

J'allai au-devant de lui en faisant dangereusement tournoyer le lourd marteau de jade mais il le parait habilement en déviant mes coups du bout de ses griffes de fer. Il voulut m'atteindre en feintant de gauche mais je le connaissais assez pour anticiper ses bottes et c'est finalement lui qui m'offrit l'opportunité de lui faucher la jambe en ramenant vers moi le marteau qu'il avait laissé trainer derrière lui. J'allais le lui abattre sur le torse quand il roula latéralement en se relevant et m'assaillit de côté. Je le repoussai d'un coup de manche dans le thorax et il dut mettre un genou au sol, le souffle coupé. Ce qui ne l'empêcha pas de se dérober à nouveau quand mon arme siffla lourdement près de son visage. Je m'étais déséquilibré pour lui asséner ce coup, et il en profita pour réussir à me désarmer. Conscient du danger qu'il représentait sans la portée que m'offrait mon marteau, je n'eus d'autre choix que de poursuivre la lutte à main nue car recréer une arme m'aurait épuisé. J'esquivais tant bien que mal ses assauts, bien qu'il m'égratigna à plusieurs reprises sans gravité cependant. Mais il finit par réussir à me surprendre et ses deux griffes s'enfoncèrent dans mon flanc, m'arrachant un cri de douleur. J'y trouvai en revanche l'occasion de réagir et saisis ses deux mains encore fichées dans mes tripes. Je scellai inextricablement ses poignets joints en les cerclant de jade et il m'adressa un regard surprit devant cette stratégie. Un instant de distraction qui me permit de lui décocher un coup de poing qui lui brisa le nez avec un craquement écoeurant et il tomba à la renverse, évanoui. Je lui ligotai les jambes de la même façon que ses mains et m'intéressai au combat de Ciryaheri, trop exténué pour prendre un autre rôle que celui de spectateur.

Elle avait beau ne pas être à son avantage, elle combattait néanmoins vaillamment et ne cédait pas le moindre pouce de terrain à Graldin, contraint de reculer sous les coups vifs et précis de l'Elfe. Même quand elle luttait, elle conservait une grâce et une légèreté dans ses mouvements qui s'enchaînaient avec une fluidité si irréelle qu'elle paraissait danser. Je vis qu'elle souriait et cela me rassura. En fait, elle dansait vraiment, et elle s'en amusait. Tel un chat jouant avec sa proie, elle ne faisait que laisser à Graldin le temps de savourer l'amertume des erreurs qu'il avait commises et de sa défaite inévitable. La danse de Ciryaheri s'achèverait sur un pas aux conséquences funestes pour le traître.

Nauséeuse et prise d'une fièvre soudaine qui faisait perler sur mon front des prémices de sueur, je laissai faire Kael qui aligna posément des bombes de sa fabrication sur le rebord de la coque en ignorant royalement les boulets qui volaient parfois dangereusement près de nous. Le bateau essuya quelques dégâts, mais rien qui menaçait de le faire couler. En revanche, dès que le premier ustensile du Nain eût atterri sur leur pont, le sort de la Clef de Fa et de ses occupants ne faisait plus aucun doute. Il prit tout de même la précaution de faire du zèle, peut-être plus pour se soulager de sa colère que de s'assurer de réduire en cendre le fier navire à bord duquel j'avais écumé toutes les mers du monde presque quatre décennies durant. Je ne savais pas encore alors si je devais jouir de voir ma vengeance se réaliser en réduisant en braises fumantes tout ce qui pouvait me rappeler la nuit où tout avait basculé ou si je devais pleurer la perte de ce qui fit ma gloire et ma fierté aussi longtemps que je fus capitaine. Kael quant à lui jubilait ostensiblement de se défouler sans retenue et je puisai dans son sourire malsain la force de redessiner le mien sur mon visage crispé par la douleur. Ce n'était qu'une esquisse, un coin de lèvre tressaillant à peine, mais je sentais mon accablement refouler comme l'eût fait une marée basse.

Je ne vis pas les grappins accrocher notre mât mais je suivis attentivement du regard Graldin qui se balançait au bout de l'un d'eux le temps de décrire quelques cercles en jouant des pieds pour écarter les pêcheurs qui croisaient sa trajectoire. Quand Kael voulu s'intercaler entre lui et moi après que le traître eût quitter son perchoir, je l'en dissuadai en posant le plat de ma main sur sa poitrine pour le faire reculer et en lui adressant un regard déterminé. Au vu de son expression ahurie je sus que j'avais recouvré mon allure de capitaine telle qu'elle était avant ma déchéance. Dague au poing, j'approchai à pas mesurés du gredin qui se permettait de brandir ma rapière, et contre moi au surplus. Il paierait cet affront en plus du reste, la miséricorde ne serait pas de mise dans la lutte qui allait nous opposer. J'eus le temps de voir Silk débarquer sur notre pont, accueilli par un Kael débordant encore de fureur. Puis l'acier siffla près de mes oreilles et seul Graldin, dont je venais d'esquiver le premier coup, resta à ma vue. Le monde entier s'évapora et c'était comme s'il ne restait que lui et moi. La lame de la rapière croisa le fer de ma dague et je la déviai plusieurs fois en cherchant à me rapprocher de mon adversaire. Il était indispensable que je comble son avantage de portée et je n'avais d'autre choix que d'avancer sur lui inlassablement en l'assaillant avec une vélocité qui lui interdisait toute liberté d'attaque. Je taillais de gauche, de droite, de droite encore puis de haut, à gauche de nouveau, le surpris par une attaque basse et le déséquilibrai un instant. Je me pris à sourire béatement tant je m'amusais de le voir peiner sous mes bottes furieuses et une telle allégresse guerrière s'empara de moi que je me mis à onduler mon corps plus que nécessaire, à sauter d'un pied à l'autre en virevoltant gracieusement entre deux coups portés. Il ne faisait pas le poids et je pouvais encore m'offrir le luxe de me jouer de lui, un régal de savourer cette vengeance aussi froide que le fer de ma dague qui n'attendait que de se réchauffer dans les entrailles de mon ennemi. "Tu te figurais me planter avec ma propre rapière ?" grondai-je en appuyant mes assauts, prête à porter le coup fatal. "Ha ! je t'ai déjà percé de la mienne et en ai retiré grande satisfaction !" rétorqua-t-il sournoisement. A ces mots, mon sang ne fit qu'un tour et je pressai l'allure de mes mouvements pour lui faire regretter ses paroles outrageantes. Le fer s'enfonça sans rencontrer de résistance dans l'orbite gauche du traître qui poussa un hurlement de douleur et lâcha aussitôt l'arme qu'il tenait pour porter sa main à son oeil transpercé dans lequel j'avais abandonné ma dague. Il l'arracha vivement, et s'agenouilla en poussant des gémissements plaintifs qui mêlaient des inquiétudes pour son organe détruit et des injures pour ma personne.

J'attrapai la première corde disponible et le ficelai étroitement, l'écorchant sévèrement dans la manoeuvre. Ceci fait, je le saisi d'une main par la nuque en y enfonçant mes ongles pour le relever de force et l'emmener dans la cale. Kael était planté sur mon trajet, souriant et me présentant à bout de bras ma rapière avec la garde dirigée vers moi. Je lui rendis son sourire en la saisissant et la rangeai dans son fourreau resté inoccupé trop longtemps. Une fois dans la cale avec Graldin et Kael qui nous avait suivi en traînant Silk, également privé de ses mouvements. J'attachai le premier en serrant les liens aussi fort que possible, garrottant les poignets. Je lui réservai un voyage des plus agréables qui risquait d'être agrémenté du chant de ses cris d'agonie. Il devait payer le mal qu'il m'avait fait avant de mourir, et éventuellement répondre à certaines questions. Kael m'affirma qu'il prendrait soin de Silk pendant que j'offrirais personnellement mes meilleurs services à Graldin. Le capitaine pêcheur s'inquiéta bien de savoir ce qu'il se passait mais quelques paroles sèches l'éloignèrent rapidement.

La seule réponse qui m'importait vraiment concernait le Menuet, mais Graldin m'avoua sans mal qu'il avait été coulé durant un pillage qui avait mal tourné. Ainsi, aucun de mes trois navires ne sillonnerait plus jamais les flots en quête d'une proie aux abondantes richesses. Peut-être était-ce mieux comme cela, songeai-je. J'appris aussi les raisons futiles qui le poussèrent à me trahir et je fus écoeurée de savoir que j'avais tant souffert pour si peu de choses, et tellement absurdes... Cependant, délier sa langue n'épargna aucun tort à Graldin et il subit longuement la créativité que suscitait en moi la haine que j'éprouvais à son égard. Je lui avais ôté chaque ongle, j'avais aspergé d'eau son visage recouvert par un linge, je l'avais écorché vif dans tout le dos et bien sûr j'avais eu une attention toute particulière pour sa "rapière". Et quand je le laissais seul, point de repos. Kael m'avait trop volontiers fabriqué un dispositif qui, suspendu au dessus de Graldin qui était attaché avec la tête renversée en arrière, laissait tomber à intervalles réguliers une goutte d'eau sur son front, sans cesse. Et j'envisageais de lui réserver ce traitement jusqu'à notre retour sur le continent où j'avais retrouvé mon second. Ce qui prendrait un certains temps encore car ce dernier avait obtenu du capitaine que nous traînâmes encore dans les parages afin qu'il fouille un archipel, y cherchant je ne sais quelle ressource qu'il qualifiait d'indispensable. Force me fût de le laisser accomplir sa lubie, cela ne m'importait de toute façon aucunement maintenant que j'étais vengée et qu'il ne me restait aucun vaisseau à la surface. Pour passer le temps quand Kael s'absentait, parfois plusieurs jours d'affilés, je m'amusais avec Graldin. Et j'en tirai une immense satisfaction.