Il me sembla être parvenue jusqu'ici en m'égarant plus qu'autre chose, mais peu importait. Lassée de courir les villes pour reconstituer ma bourse, je m'étais mise à vagabonder afin de chercher l'inspiration dans les plus beaux lieux que cette terra avait à offrir, et on m'avait parlé d'un lac qui devait son nom à sa beauté maintes fois chantée. Mais que l'on ait déjà songé à mettre en vers les détails de ce fameux lac n'allait pas m'empêcher d'en faire de même, au contraire je comptais sublimer la splendeur du lac dans une chanson qui surpasserait toutes les autres à ce sujet.

Je m'étais donc dirigée vers le lac avec l'espoir d'y refaire le plein d'inspiration, ne fût-ce que pour une chanson. Mais il fallait apparemment attendre la nuit, et idéalement la pleine lune, pour profiter du spectacle qu'avait à offrir cet endroit mystique, ce qui ne m'empêcha pas de m'y rendre en pleine journée afin d'y faire un tour de reconnaissance.

En approchant de la rive, je distinguai au loin une forme blanche qui semblait être un animal. Je m'en approchai avec circonspection jusqu'à reconnaître un loup, ou plutôt une louve, plongée dans la contemplation de le l'ondée. Je me mis à quatre pattes et abordai la bête en adoptant une attitude de soumission. Si j'étais sur son territoire, il serait plus courtois de me présenter comme une visiteuse dépourvue de toute hostilité. En l'appelant depuis une distance respectueuse, je m'allongeai sur le dos en levant les membres repliés sur moi, ventre et nuque dégagée.

Si je m'étais attendue à ce qu'elle recule d'un air apeuré, la queue entre les pattes, je ne me serais pas donné tant de peine à m'approcher avec une telle délicatesse. Je ne me décidai pas encore à bouger cependant et elle me salua assez timidement. Ce qui me surpris d'ailleurs car je ne m'attendais pas à l'entendre parler. Mes dons s'étaient-t-ils développés au point de pouvoir communiquer directement avec les animaux ? Cette idée me gorgea d'allégresse et je me sentis soudainement euphorique. Peut-être aurais-je finalement un jour le pouvoir de me transformer en animal comme sont censés le faire les druides. M'oubliant vu mon inopiné transport de joie incommensurable, je me redressai d'un bond et m'élançai vers la louve dans l'intention de la serrer dans mes bras. "Sacrebleu, je peux vous entendre parler ! Quelle chance inespérée. Parlez-moi maître loup, je veux tout savoir de vous !"

Ce n'est qu'au dernier moment que je me ravisai, inquiète d'importuner le gracieux animal. Je reculai respectueusement de quelques pas et m'agenouillai, front au sol, face à la bête. "Je vous prie de bien vouloir me pardonner, dans ma joie je me suis emportée." J'avais beau avoir envie de faire des cabrioles, de danser en exultant mon indicible bonheur, d'embrasser la louve avec la vénération qu'on loue aux dieux, il me fallait garder un minimum de dignité et démontrer mon respect pour elle en cet instant décisif de ma vie. Comme je ne recevais pas de réponse après un petit laps de temps, je me risquai à relever un peu la tête pour regarder la louve qui me scrutait avec attention.

La consternation me figea sur place. Evidemment, je m'étais emportée trop vite et la déception devait bien finir par me rattraper. Après tout, je ne savais même pas si les druides pouvaient vraiment parler aux animaux comme aux hommes et quand bien même j'aurais progressé dans cette voie, je n'avais aucune idée de ce qu'il fallait faire pour adopter une forme de bête. Quelle étourdie je pouvais être quand je laissais mes émotions me dépasser. "Une voire-loup... oméga... que faites-vous seule ici alors ? Cela ne me paraît guère logique. Au fait, ce n'est pas grave concernant ma méprise, c'est entièrement ma faute." Je n'avais soudainement plus le coeur à sauter et danser, ni même à rimer tout simplement. Seul subsistait en moi un sombre désespoir et la certitude que je n'obtiendrais jamais le don des druides. Mais je ne voulais pas le montrer à la voire-loup et de fait je lui adressai un sourire étincelant. "Qu'à cela ne tienne, j'aimerais en savoir plus sur vous. Quel est votre nom pour commencer ? Le mien est Lindórie."

J'avais beau venir de subir une grande déception, l'attitude de la louve m'amusa et fit rapidement revenir ma bonne humeur, bien que je ne fus plus aussi allègre que précédemment. Elle semblait un peu embarrassée par ma question mais elle se proposait quand même de satisfaire ma curiosité. "Hé bien, Sadness, je me doute qu'en tant qu'oméga vous n'ayez pas toujours la vie heureuse, aussi pouvez-vous vous dispenser de précisions sur les détails qui pourraient vous chagriner. En fait je ne connais pas vraiment les voire-loups, à quel point êtes-vous proches des loups ? Vos moeurs sont-elles identiques ? La similitude que j'ai noté jusqu'ici porte à confusion à vrai dire. Y a-t-il quelque chose qui vous distingue fondamentalement de vos cousins lupins ? Pour répondre à votre interrogation, je suis une Elfe, pour ma part," dis-je en lui désignant mes oreilles. "Et les Elfes sont bien plus curieux, surtout envers la nature et les animaux, que les humains. Ce serait un immense honneur pour nous que de pouvoir parler avec un animal, d'où mon excès d'excitation lorsque je vous ai entendu parler."

Je scrutai son expression tout en gesticulant de manière peu naturelle pour un être d'aspect humain. Mes habitudes druidiques faisant des leurs, je reproduisais sans vraiment le vouloir des comportements de loup, adoptant des mimiques et des postures qui leur étaient propre. Je réalisai d'ailleurs qu'en attendant sa réponse, j'avais ouvert ma bouche et rouler ma langue en mirliton mais à aucun moment je ne songeai à me retenir de le faire.

La pauvre voire-loup ne semblait pas trop à l'aise et je dus me forcer à cesser de gesticuler pour reprendre une attitude de soumission en songeant que cela la détendrait peut-être. C'était une découverte pour moi, malgré que j'avais déjà entendu parler d'espèces cousines des loups. Les druides n'avaient cure des races hybrides qui s'apparentaient aux humanoïdes, aussi les mentionnaient-ils parfois sans s'étendre sur le sujet cependant. Du coup, mon comportement de loup ne convenait pas tout à fait dans cette situation, mais je n'aurais su deviner les différences comportementales entre les loups et les voire-loups. "Je vous prie de bien vouloir excuser ma méprise, notre éducation ne fait pas état des espèces hybrides. Je suis un peu confuse d'avoir à faire avec vous sans vraiment comprendre ce que vous êtes exactement. Mais il ne me semble pas déceler en vous la plus infime agressivité, serait-ce dû à votre statut d'oméga ? Ou êtes-vous naturellement différentes de vos semblables ?" J'observai ses mimiques bien que sa tête m'apparut à l'envers puisque je m'étais de nouveau roulée sur le dos avec les membres en l'air. Une idée me vint à l'esprit pour gagner l'amitié de la voire-loup, ou du moins essayer. "Contez-moi donc votre histoire et j'en composerai la chanson s'il vous agrée !" m'enthousiasmai-je.

Sadness semblait être aussi embarrassée que moi à dire vrai et elle-même n'avait pas l'air de trouver la juste attitude à adopter. Ma proposition ne suscita pas en elle que autant d'enthousiasme que pour moi mais le mutisme que j'observai, à grand peine en réalité, bavarde que je suis, la convainquit de me relater, bien qu'avec brièveté, l'essentiel de son histoire. Si cela n'aurait suffit à satisfaire un simple curieux, le propre des bardes était d'interpréter et d'enjoliver les éléments qui pouvaient lui faire défaut. J'avais donc de quoi improviser un premier essai dont je lui partageai les couplets sans attendre. "Demoiselle, sachez que les chansons ne vantent pas que les grands exploits et la beauté du monde. Ceux qui ont été persécutés, les humbles et les malchanceux, tous ont droit à leurs couplet. Je n'ai eu besoin que de vous voir pour savoir que vous méritiez d'être chantée. Permettez-moi de soumettre à votre appréciation ce premier jet de La Preuse au Blanc Pelage." Je n'avais pas emporté d'instrument cette fois, mais ma voix seule suffirait pour cette tentative.

Une vielle, sans l'ombre d'un doute. Seule une vielle pourrait donner des notes s'accordant parfaitement à cette chanson, c'était là l'évidence même. Quelques ajustements peut-être, il faudrait travailler sur la forme et pour le fond ajouter un couplet sans doute. Mais l'essentiel y était déjà, et j'espérais que Sadness avait apprécié et comprit les sens cachés. Les voire-loups étaient-ils seulement sensibles aux chants ? Avide d'obtenir l'avis de la louve, je la dévisageai avec une curiosité soutenue, sans prononcer aucune parole.

Il n'y avait rien d'étonnant à ce que certains sous-entendu lui échappent. Pleine de compassion et de bonnes intentions, je tentai de la réconforter. "Comme je l'ai dis, tu es courageuse à ta manière Sadness. C'est bien toi la louve de la chanson, c'est juste que tu n'en a pas conscience. Ce n'est pas la définition commune du courage, mais il t'en a fallut beaucoup pour laisser là ce Raujin et courir après ta délivrance. C'eût été bravement stupide de lui porter secours et de finalement ne rien faire d'autre que prendre des risques inutiles pour ne rien obtenir que de rester encore avec lui et de subir sa désagréable compagnie. Peu de gens réalisent que la fuite est souvent sage et qu'il est autant courageux de détaler que de faire face. C'est le bon choix que tu as fais, ni plus ni moins. Et pour le faire tu as dû surmonter ta crainte de devoir subir la punition si Raujin te retrouvait, celle de ne pas survivre seule, celle de survivre seule aussi, paradoxalement. Il n'y a personne qui puisse te dire le contraire. Tu comprends ?"

Je la laissai méditer un peu sur ces paroles. Puis, me souvenant du but premier de ma visite, je l'invitai à se joindre à ma quête d'inspiration, bien que celle-ci eût déjà porté ses fruits en quelque sorte. "Que dirais-tu de te joindre à moi quelque temps ? Je voulais explorer cet endroit pour le connaître un peu mieux avant de revenir le voir quand il étincellera de toute sa beauté afin d'en faire une chanson. Après une promenade, nous pourrions aller dans le village proche où j'ai mes effets dans une auberge et nous partagerons un bon repas en se découvrant l'une l'autre. Et s'il te tente de m'entendre à nouveau, je pourrai te rejouer ta chanson avec l'accompagnement d'un instrument et puis te faire découvrir avant tout le monde celle que je ferai à propos de ce lac. Qu'en dis-tu ?"

Je l'avais patiemment attendue pour la voir revenir avec un sac dans sa gueule qui lui donnait l'air d'un chien ramenant à son maître le jouet qu'on lui aurait lancé. Elle se transforma et prit l'apparence d'une jeune femme assez belle dont la nudité laissait paraître la maigreur et quelques cicatrices. Elle n'en avait pas moins un joli corps aux belles formes qu'elle ne semblait pas soucieuse de cacher. Elle me signala être prête une fois rhabillée et je lui souris en lui tendant la main pour l'emmener faire le tour du lac.

Il n'y avait rien d'exceptionnel à voir durant la journée, le lac était certes d'une belle eau translucide et les roches scintillaient d'une lueur claire au soleil mais ce dernier ne permettait pas de dévoiler l'exquise beauté que recelait ce lieu. Nous en fîmes tout de même longuement le tour avant de se diriger vers le petit village anonyme où j'avais ma chambrée. Je lui demandai cependant de bien vouloir se tenir à l'écart un moment car j'avais des choses à y faire avant qu'elle ne montre le bout de sa queue. Je lui expliquai que j'avais besoin d'une petite heure pour préparer quelque chose et qu'elle devrait me rejoindre sous sa forme animale sur la place du village, puis m'y dirigeai moi-même sans attendre, ne faisant un détour que pour m'emparer de ma vielle.

Plantée au milieu de la foule, j'attirai d'abord l'attention de tout le monde avant d'entonner une musique qui susciterait chez eux un vif intérêt. Ceci fait, j'improvisai les notes accompagnant la chanson de La Preuse au Blanc Pelage et terminai mon spectacle en éveillant chez mes auditeurs un sentiment d'admiration. C'était un peu tricher, mais j'espérais faire plaisir à Sadness et lui montrer qu'elle avait aussi droit à un peu d'estime. L'heure était bientôt passée et je n'avais plus qu'à attendre cette dernière, ayant rangé mon instrument durant le délai qu'il me restait pour faire mine de rien. Quand elle apparaîtrait, louve scintillante de blanc, les villageois l'applaudiraient chaudement en récitant peut-être quelques vers de la chanson. Il me tardait de voir sa réaction.

Mon petit tour avait fonctionné à merveille, tout le village démontrait une véritable adoration pour Sadness qui, seule ombre au tableau, ne semblait pas partager leur enthousiasme. Queue rentrée et air penaud, elle vint plus se réfugier qu'autre chose près de moi, le regard fuyant et plein d'ondée lacrymale, marmonnant des paroles à peine audibles dont je ne parvenais pas à me décider s'il s'était agi là de remerciements ou d'excuses. Elle était infiniment plus introvertie que je ne l'avais pensé et je me retrouvais plutôt ennuyée que satisfaite de l'effet que j'avais produit. Je sortis de la double couture de mon pantalon le bout de tissu carré avec lequel je séchais mes propres larmes en cas de crise et tamponnai délicatement les yeux de la Voir-loup en déposant sur son front un baiser maternel avant de la presser contre moi. "Allons bon, tu es Blanche Preuse ici, ne va pas faire croire aux gens que je chante des racontars. Tiens-toi dignement un peu. Là, remonte-moi cette tête, dégage les épaules, n'arque pas tes jambes comme ça enfin... et un peu de panache bon sang, je veux que cette belle fourrure immaculée que tu traîne sous ton ventre flotte au vent comme le fier mât d'un vaisseau de guerre !"" J'avais beau essayer de lui faire tenir une position un peu plus arrogante, sitôt que je relâchais un endroit celui-ci s'affaissait derechef.

J'en étais encore à tortiller Sadness dans tous les sens quand la liesse bourdonnante se tut subitement. Relevant les yeux pour voir d'où venait ce calme soudain, j'aperçus un nuage de poussière à l'horizon et les habitants se massaient sur la place avec des mines bien moins réjouies que l'instant d'avant. Le nuage se rapprochant, je pus bientôt distinguer le groupe de cavaliers à son origine qui approchait bruyamment, renforçant le tapage des sabots avec des cris excités. Quand ils furent dans le village, ils encerclèrent les habitants en les menaçants avec des armes de récupération, souvent des bouts de bois improvisés en massue que certains avaient agrémentées de bouts de ferraille pointus. Seule une poignée d'hommes possédait de l'acier en guise d'arme et du cuir clouté pour armure, les autres portaient des haillons aussi sales qu'usés. J'assistai à la scène, intriguée d'abord, puis malsainement amusée par l'extorsion d'or à laquelle se livraient les cavaliers tout en brutalisant ceux qui ne donnaient pas assez à leur goût. J'envisageai bien de les défendre, mais ma main ne rencontra que du vide à l'endroit à je portais habituellement ma rapière et je renonçai à faire la maligne sans ma meilleure arme.

L'un des détrousseur s'intéressa à nous et nous rejoignit au trot en nous reprochant de n'avoir pas intégré le rassemblement sur la place et en tendant la main pour recevoir notre argent. Je lui répondis par un sourire et un élégant jet de salive qui s'écrasa sur sa vilaine face. Il n'en fallut pas davantage pour le faire descendre de son canasson et tenter de m'empoigner avec une virilité qui eût été plus convaincante s'il ne m'avait pas laissé saisir son bras pour le tordre violemment, forçant le brigand à s'agenouiller à mes pieds en gémissant. Heureusement pour lui, les autres, regardaient ailleurs et il n'y avait aucun témoin de son humiliation. "Va dire à tes camarades que nous ne sommes pas d'ici. On cherchait du travail honnête auprès de ces gens, mais de l'argent sale nous paiera aussi bien à manger. Prenez nous avec vous, comme tu as pu le constater nous sommes redoutables et on pourra vous offrir des services seyant mieux aux femmes qu'aux hommes : cuisine, lessive, pansage des chevaux... et le reste." lui décrétai-je en concluant par un clin d'oeil. Il n'avait pas l'air très convaincu au début, mais un sourire se dessina, dévoilant l'absence de quelques dents, quand son imagination parvint à lui faire comprendre ce à quoi pourraient bien leur servir deux femmes. Il bredouilla un acquiescement et je le relâchai pour qu'il aille porter ma proposition à ses compagnons pendant que je rassurai Sadness. "Nous ne ferons rien de tout cela bien sûr, à la première occasion on les égorge et on ramène la tête du chef au village. Pour sûr qu'on en sera largement rétribuées !" ris-je. Les hommes simple d'esprit étaient si facile à berner, le plus ardu de mon plan serait de faire marcher Sadness.